L’évolution de la profession de gestion des risques
Le paysage de l’investissement mondial traverse une période de complexité sans précédent. Pour les investisseurs institutionnels, spécialement pour les gestionnaires de fonds de retraite ayant le mandat public de gérer l’avenir de la retraite de millions de personnes, la convergence des réalignements géopolitiques, de l’accélération des perturbations climatiques et des changements technologiques rapides ont rendu les modèles financiers traditionnels très incomplets. Ces forces redéfinissent le risque et le rendement, exigeant une refonte essentielle des cadres de gestion des risques, des habiletés et de la gouvernance.
Comme chef de la gestion des risques à La Caisse (anciennement CDPQ) et fort de plus de 20 ans d’expérience en investissement tant sur des marchés calmes que turbulents, je suis convaincu que l’avenir de la gestion des risques ne sera pas une simple amélioration progressive des façons de faire du passé. Nous assistons plutôt à un changement de paradigme, où les outils et la façon de penser qui nous ont déjà bien servis peuvent maintenant nous exposer à certains risques. Dans cet article, je partage mes réflexions sur la façon dont les gestionnaires de risques peuvent remettre en question leur approche traditionnelle pour s’assurer que nos organisations demeurent résilientes et agiles dans un monde où l’avenir pourrait ne pas ressembler au passé récent.
Cadre de gestion des risques : au-delà des données historiques
Au cœur de la gestion des risques traditionnelle se trouve le recours aux données historiques. Les modèles de valeur à risque (VaR), les matrices de migration de notation et les simulations de crise historiques dépendent tous de paramètres étalonnés sur le comportement antérieur du marché. Bien que ces outils nous aient bien servis pendant les périodes de stabilité relative, ils sont de plus en plus confrontés à la volatilité et à l’imprévisibilité de l’environnement actuel.
Pensez aux changements de corrélations entre les actions et les obligations. Pendant des décennies, les investisseurs ont compté sur la diversification entre ces deux catégories d’actif, mais que se passe-t-il si cela change fondamentalement? La montée des marchés privés et le nombre croissant d’entreprises qui choisissent de demeurer privées compliquent encore davantage la situation. Comment devrions-nous aborder les primes de liquidité dans un monde où une part importante de l’économie n’est plus négociée sur les bourses publiques?
Au cours des dernières années, nous avons été témoins d’un changement radical dans nos hypothèses concernant la gestion des risques. Les cadres modernes doivent maintenant pouvoir tenir compte des répercussions sans précédent des changements de régime et des événements extrêmes à mesure qu’ils deviennent plus fréquents. La pandémie de COVID-19, les tensions géopolitiques et les catastrophes liées au climat ont mis en relief les limites des modèles qui supposent que l’avenir ressemblera au passé. Dans ce contexte, les cadres de gestion de risques modernes doivent être résilients, dynamiques, adaptables et tournés vers l’avenir.
L’analyse de scénarios est devenue un outil essentiel. Bien qu’elle ne soit pas nouvelle, son importance a augmenté de façon exponentielle. L’analyse de scénarios permet aux gestionnaires de risques d’explorer un éventail de scénarios potentiels, chacun ayant des probabilités et des répercussions différentes. En élaborant des scénarios solides et complets, nous pouvons aider les équipes d’investissement et la direction à évaluer et à ajuster le niveau de risque dans leurs portefeuilles. Plus important encore, l’analyse de scénarios fait passer la conversation de réactive à proactive, ce qui permet aux organisations de se préparer aux événements indésirables avant qu’ils ne se produisent.
Les événements actuels viennent souligner la valeur de cette approche. Les tarifs douaniers de l’administration Trump et les tensions persistantes entre la Chine et Taïwan ont incité les équipes de gestion des risques à modéliser les impacts potentiels sur les chaînes d’approvisionnement mondiales et les portefeuilles d’investissement. Un autre exemple est la simulation d’événements climatiques effectuée par La Caisse en 2024. Notre équipe a examiné les impacts d’une sécheresse prolongée en Inde, qui a modélisé une baisse de 40 % des rendements agricoles. Cette simulation n’a pas qu’amélioré notre compréhension du portefeuille, elle a aussi confirmé sa résilience, en plus de favoriser une discussion constructive au sein de l’équipe de direction.
Plus important encore, l’analyse proactive des scénarios donne l’occasion d’avoir une discussion cruciale sur la préparation, les occasions d’amélioration, les plans d’urgence et les réponses tactiques potentielles aux niveaux appropriés de l’organisation. Ce type d’exercice va de pair avec notre rôle qui est d’assurer que les risques sont parfaitement compris, bien atténués et que notre organisation est équipée de façon optimale pour les prendre en charge.

Compétences : la nouvelle frontière
Lorsque j’ai commencé ma carrière en gestion des risques, la profession était dominée par deux compétences techniques de base : la modélisation quantitative et l’expertise financière. Aujourd’hui, les exigences envers les professionnels de la gestion des risques sont beaucoup plus complexes et multidimensionnelles. À mesure que les équipes de gestion des risques évoluent d’analystes de suivi de marché à stratèges prospectifs, les compétences requises se sont considérablement élargies.
La gestion moderne des risques exige maintenant une expertise interdisciplinaire :
- Climat : Comprendre les risques physiques et de transition associés aux changements climatiques n’est plus facultatif. Les professionnels de la gestion des risques doivent être en mesure d’évaluer comment les événements liés au climat, comme les conditions météorologiques extrêmes ou les changements réglementaires, peuvent avoir une incidence sur les flux de trésorerie, la valeur des actifs et les bilans.
- Énergie : La transition énergétique mondiale transforme les industries, les chaînes de valeur et les occasions d’investissement. Les gestionnaires de risques doivent évaluer les risques et les occasions associés au passage aux sources d’énergie renouvelable et alternative, y compris les actifs immobilisés et la dynamique des nouveaux marchés.
- Technologies : La transformation numérique de l’économie a introduit de nouveaux risques, en particulier dans les domaines de la cybersécurité et de la maturité technologique. Les équipes de gestion des risques doivent être en mesure de soumettre l’infrastructure numérique à une simulation de crise, d’évaluer la cyberrésilience et de comprendre les répercussions de l’intelligence artificielle sur les modèles d’affaires et les stratégies d’investissement.
- Géopolitique : Le paysage mondial actuel est marqué par l’évolution des alliances, des tensions commerciales et des changements réglementaires. Les gestionnaires de risques doivent comprendre le réseau complexe de mesures incitatives et d’accords internationaux, et la façon dont ces facteurs peuvent avoir une incidence sur les évaluations de portefeuille et les chaînes d’approvisionnement.
Ces compétences élargies permettent aux équipes de gestion des risques de mieux comprendre l’exposition des portefeuilles, tout en leur permettant d’exercer une plus grande influence et de s’assurer que la surveillance indépendante des risques est intégrée à la prise de décisions stratégiques.
Gouvernance : gestion des risques au sein de l’organisation
Dans le contexte de l’investissement institutionnel, une solide gouvernance des risques n’est pas seulement une exigence réglementaire, c’est une pierre angulaire d’un rendement durable. Alors que la complexité et l’interconnectivité des risques continuent d’augmenter, les cadres de gouvernance qui étaient autrefois suffisants pour la gestion traditionnelle des actifs sont mis à rude épreuve et, dans de nombreux cas, se sont révélés déficients. Pour les gestionnaires de fonds de retraite canadiens et les autres grands investisseurs institutionnels, il est désormais impératif de créer des structures de gouvernance souples, inclusives et profondément intégrées à l’ensemble de l’organisation.
Intégrer une culture consciente des risques
Cultiver une culture axée sur la conscience des risques commence au sommet, donnant le ton à la façon dont le risque est perçu et géré. En pratique, cela signifie d’aller au-delà des listes de vérification de conformité pour adopter un état d’esprit où les considérations relatives aux risques sont intégrées dans chaque décision d’investissement. Lorsque la sensibilisation au risque est intégrée à tous les niveaux, des gestionnaires de portefeuille aux équipes d’exploitation, l’organisation est plus résiliente pour résister aux chocs et en meilleure posture pour saisir les occasions émergentes.
L’une des façons les plus efficaces d’intégrer la sensibilisation au risque consiste à intégrer les professionnels du risque directement dans les équipes d’investissement. Plutôt que de travailler en silos, les gestionnaires de risques participent activement au processus d’investissement, fournissant des renseignements en temps réel et des hypothèses difficiles. Cette approche améliore non seulement la qualité des évaluations des risques, mais favorise également une culture de responsabilisation et d’amélioration continue.
Par exemple, à La Caisse, nos spécialistes de la gestion des risques ne sont pas des contrôleurs, mais des partenaires d’affaires stratégiques pour les équipes d’investissement. Ils aident à identifier les risques émergents, à évaluer l’impact des nouvelles initiatives et à s’assurer que les compromis risque-rendement sont bien compris. Ce niveau d’intégration s’est avéré inestimable durant les périodes de changements et de tension sur le marché, ce qui a permis à l’organisation de réagir rapidement et de façon décisive.
Présence active dans divers comités
Les gestionnaires de risques devraient prendre part aux comités d’investissement et de gestion des risques, ainsi qu’à tout autre forum où des décisions stratégiques sont prises. Cela permet de s’assurer que les considérations relatives aux risques font partie du dialogue organisationnel élargi et que la gestion des risques est alignée sur les objectifs de l’entreprise. En pratique, cela signifie que les gestionnaires de risques ne font pas que fournir des rapports, ils participent activement à des discussions sur la stratégie, l’exécution et le rendement.
L’importance des perspectives diversifiées
Dans un monde où les risques sont de plus en plus complexes et interconnectés, une perspective unique ne suffit plus. Les organisations doivent rechercher activement et intégrer les idées d’un large éventail d’experts, y compris des spécialistes du climat, des technologues, des analystes géopolitiques, des économistes et des analystes sectoriels.
Les groupes de travail interfonctionnels peuvent être particulièrement efficaces à cet égard. En réunissant des personnes ayant une expertise et des antécédents différents, les organisations peuvent élaborer des scénarios complets et des réponses plus efficaces aux événements de risque.
Conclusion : la voie à suivre
Le rôle des équipes de gestion des risques a considérablement évolué au cours des dernières années, et cette évolution se poursuivra à mesure que le secteur de l’investissement devient de plus en plus complexe. Dans cet environnement, une gestion efficace des risques nécessite plus que des politiques et des procédures solides, elle requiert un changement culturel qui intègre la sensibilisation aux risques à tous les niveaux de l’organisation. En intégrant la planification de scénarios, une expertise interdisciplinaire et une solide gouvernance, les entreprises peuvent transformer la volatilité en occasions. Les gestionnaires de risques qui collaborent activement avec les équipes d’investissement, participent dans les principaux comités, en adoptant des perspectives diversifiées, aident les organisations à bâtir des structures de gouvernance adaptées aux défis du 21e siècle.
Pour les professionnels de la gestion des risques, cette évolution représente à la fois un défi et une occasion inégalée de façonner le prochain chapitre du système financier. Avoir une vue d’ensemble aussi large de tous les risques auxquels l’entreprise est confrontée constitue un positionnement unique et fait de la gestion des risques l’un des rôles les plus stimulants et enrichissants sur le plan intellectuel du secteur de l’investissement.